Depuis que les enfants sont partis, aller à la brasserie est notre rendez-vous du samedi. Nous avons nos habitudes, le patron nous connaît et nous réserve toujours la même table. Il faut dire que la vieillesse ne nous arrange pas. On a toujours un truc qui ne va pas. Il fait trop chaud près des radiateurs, trop froid près de la porte, trop bruyant à côté d’enfants, dans le passage au milieu de la pièce. Il nous faut notre petit confort. Voilà, dans le coin, là c’est très bien. On évite les chauds-froids et les gamins des autres. Déjà que nous avons eu ceux de nos enfants pendant les vacances, un peu de paix le samedi ne nous fait pas de mal.
Je regarde du coin de l’oeil ma femme. Elle fait semblant de chercher un plat sur la carte, alors qu’elle prend toujours son petit salé aux lentilles. Mais elle aime feindre, perdre son temps. De toutes façons elle n’y voit plus rien. Même avec ses lunettes. Ça fait longtemps qu’elle ne lit plus, ne tricote plus. Seul le bruit assourdissant et envahissant de la télé rugit dans notre maison.
D’ailleurs, heureusement qu’elle est là la télé. Le silence serait trop pesant autrement. Il y a belle lurette que Georgette et moi nous sommes tout dit. Après les querelles, les disputes, la passion a fait place une tendresse certaine. Nous nous sommes habitués aux travers (nombreux) de l’autre. Ça ou la solitude. J’avais choisi Georgette. Nous ne sommes pas vraiment comme cette nouvelle génération qui menace de rompre la poche des eaux dès la première incartade !
Il y en a eu des coups de canif pourtant. Mais nous sommes restés ensemble. Malgré les tempêtes. Et puis, même si on ne s’aime plus, on s’est habitué l’un à l’autre. Quand elle s’est cassé le col du fémur l’an denrier, j’étais tout de même bien inquiet !
Là, maintenant, à notre âge, ce serait complètement risible de partir loin de l’autre. On ne sait même plus vivre l’un sans l’autre. Cinquante ans, ça laisse des traces dans le cerveau. Aussi j’attends qu’elle relève la tête, qu’elle m’annonce qu’elle prend son petit salé, puis je lèverai la main et hélerai le serveur.
Gestes millimétrés pour peaux parcheminées.
© Leiloona, le 9 novembre 2014
Le texte de Roswelette :
Un petit déjeuner chic pour nos cinquante ans de mariage, quelle bonne idée! Cet endroit résonne encore de l’émotion de notre rencontre. C’était juste après la guerre, j’étais serveuse dans cette brasserie. Les gens étaient pauvres mais heureux de vivre, et de partager. Un matin, tu es arrivé, t’es assis en terrasse face à un rayon de soleil timide qui semblait te réchauffer. Je suis venue prendre ta commande. Tu étais magnifique. Tu as bu ton café lentement, très lentement. En partant, tu as dit dans un souffle : « Mademoiselle, je reviendrai faire de vous ma femme ». Et tu es revenu, tous les jours, boire ton café. Nous nous sommes mariés un an plus tard et avons eu une vie bien remplie. Nous nous sommes protégés mutuellement, par-delà les qu’en-dira-t-on, les maladies, les souffrances, les difficultés financières. Ce matin, dans cette même brasserie, les gens courent, virevoltent, téléphone à l’oreille, ne s’entendent plus, ne s’écoutent plus. Le serveur, débordé, râle en rêvant d’un ailleurs. Et nous venons tranquillement prendre notre petit déjeuner.
Le texte de Ludovic :
Passeur de plats
Madame Josette venait ici tous les mercredis depuis…
C’était un rituel pour elle, elle connaissait tout le monde, et tout le monde la connaissait. Elle arrivait à 12h10, s’installait à sa table, la numéro 7, et dégustait la douzaine d’huitres et le verre de blanc, que je lui servais sans même qu’elle ne passe commande. Au début, elle venait avec son mari, Jacques… Puis Jacques est parti alors elle a partagé son habitude avec d’autres… Des dames en général, plus rarement seule… Puis elle n’est plus venu. J’ai fini par m’inquiéter, elle est devenue plus qu’une cliente pour moi. Alors je me suis rendu chez elle un soir après le service, prendre de ses nouvelles.
Elle n’allait pas très bien… Ses amis, ses amours partaient les uns après les autres, et comme elle le disait : « même mes emmerdes n’ont plus la saveur de la vie… »
De visites en visites, elle a fini par reprendre son rituel du mercredi, toujours seule maintenant, huîtres et vin blanc !
Lui, c’est Paul, un autre habitué. Je le connais moins, pourtant. Il passait ici chaque vendredi soir, de retour d’une semaine de travail loin de la ville. Son rituel à lui, ballon de rouge, debout au comptoir, et silence! Pas un mot de trop, c’est un observateur Paul. Il regarde, écoute, ne dit rien. Il a lui aussi eu un passage sans venir, lorsque le travail ne rythmait plus sa vie, qu’il n’y avait plus de vendredi, mais seulement des dimanches dans ses semaines…
Et puis, il est revenu, sans véritable fréquence… de temps en temps, mais toujours aussi silencieux, et toujours seul… Les quelques mots qu’il m’a consenti m’ont appris sa solitude, son célibat de toujours, une vie consacrée au travail…
Alors, ce mercredi midi, lorsqu’il est arrivé et m’a demandé s’il pouvait déjeuner l’évidence m’est tombée dessus! J’ai installé Paul à la table voisine de celle de Josette…
Le service est terminé, la brasserie est vide, je devrais fermer, je nettoie pour le troisième fois la machine à café… il ne reste qu’eux, qui ont tant à se dire, qui se regardent comme des jeunes premiers, qui se font croire qu’ils ont la vie devant eux… Ils s’inventent une deuxième jeunesse, se rêvent un nouvel amour, le dernier. Alors c’est dire s’il faut le savourer, en profiter, le vivre, et le rendre parfait!
Je laisse trainer le temps, pour eux à qui il en reste si peu, mais qui prennent leur temps malgré tout. Chaque seconde qui leur reste sera délicieuse dans les bras de l’autre.
J’ouvre le carnet de réservations et note 2 couverts pour mercredi prochain, table numéro 7.
Et voici vos liens :
Jacou : Régime, vous avez dit régime ?
Vu de mes lunettes : Apparence
Passion Culture : Pour moi la gueuze
Adrienne : H comme Henriette
Fred Mili : Faire semblant
Les tribulations d’une lectrice : Un doux parfum
Païkanne : Ma meilleure ennemie
Pierre : Le Dîner
Cléo : Nous deux
Voici mon lien : http://www.milleetunefrasques.fr/2014/11/une-photo-quelques-mots-43/
Je reviens commenter après lecture des vôtres 😉
Je l’ajoute.
Merci 😉
Ludovic : ton texte m’a fichu les larmes aux yeux, tiens ! Trop joli, trop chouette ! Surtout parce que les rencontres, ça devrait être aussi simple que cela 🙂
Leil : j’aime beaucoup aussi, la tendresse, l’ironie. Et la dernière phrase : très belle !
Oui, la dernière phrase est la relique d’un texte qui aurait pu être écrit en vers.
un brin de désenchantement, Leiloona, mais c’est sûr que de tels couples existent!
tu dis très bien les petites exigences, le coin tranquille, la bonne température… 😉
par contre Roswelette et Ludovic ont traité le sujet avec romantisme, c’est très mignon, on aime croire à ces choses-là 🙂
Oui, je crois que j’ai bien observer « les petits vieux » ! 😀 Merci ! 😉
le lien pour « vu de mes lunettes et aussi celui qui mène chez Titine », faudra que je revienne voir plus tard 😉
Je suis parfois, voire même souvent, d’une incompétence crasse en matière de technologie.
Il est plein de tendresse ton texte Leiloona, très juste aussi sur ces vieux couples qui ne peuvent vivre l’un sans l’autre même si l’amour est parti depuis longtemps.
Ludovic : comme toujours, j’aime beaucoup ton texte. Quelle jolie histoire ! Quel beau rapprochement entre deux êtres seuls !
Merci Titine, oui, l’image des vieux couples …
Bonjour à tous,
Je reviens ce soir pour lire et commenter. Bonne journée à tous.
http://cleoballatore.wordpress.com/2014/11/10/nous-deux/
Ajouté !
Leiloona, j’aime beaucoup ton textes qui montre les petites exigences de ce couple 🙂
Roswelette et Ludovic, vos textes sont tout mignons et apportent le sourire pour démarrer la semaine 🙂
Je te remercie ! 🙂 pas eu le temps encore de lire les vôtres … je suis déjà en train de réparer mes erreurs.
Je suis en retard, mais j’ai fini par arriver : http://pierre-dupuis-sur-la-toile.over-blog.fr/2014/11/le-diner.html Je lis et commente les autres participations un peu plus tard…
Voilà qui est fait ! 😀
Leiloona, il est trop triste ton texte… Beau, mais triste !
Ohhhh, ton petit coeur tout mou a été touché ? 🙂
d’une manière générale, mon ti coeur a trouvé que la plupart des textes étaient tristes… l’habitude, la séparation, la maladie… Je m’attendais à en voir mais pas autant… SAUVONS L’AMOUR ! ! !
Les textes sont souvent tristes, tu ne trouves pas ?
Ludovic, génial !il n’y a pas d’autre mot
C’est beau cette phrase des gestes millimétrés pour peaux parcheminées…
beaucoup de tendresse aussi chez Ludovic et une certaine nostalgie chez Rowselette
je passe ce soir pour lire les autres participations
bonne semaine à tous
merci Leiloona
Je te remercie. La dernière phrase vous a touchés, semble-t-il. 🙂
@ Leiloona. C’est un joli texte, un regard lucide mais tendre sur les rapports dans un couple après 50 ans de vie commune. j’ai aimé aussi le décalage entre ton choix des mots qui donne beaucoup de modernité à la photo et à ce vieux couple. merci !
Merci, Anne-Véronique … j’ai été tentée d’accentuer ce choix de mots, mais je me suis restreinte, finalement.
@Roswelette : quelle bonne idée, tendresse et charme pour ce rdv matinal autour d’un petit déjeuner chic, pour fêter leur rencontre !
@ Ludovic, moi aussi toute émue par cette rencontre magnifique ! J’ai envie de rester avec vous et d’admirer leur rencontre, de loin, tellement heureuse pour eux…
@Titine : votre texte est plein de charme ! 🙂
@ stephie… une belle image d’un couple qui dure ! et très très bien écrit ! je suis fan 🙂
@Saxaoul : bien écrit, mais si noir ! votre texte m’a glacé de réalisme cynique…
Leiloona, tu as mis mon lien sur celui de Vu avec des lunettes, c’est Anne-Véronique qui s’en est rendue compte ! Merci !
Pfff, ma blondeur … :/
@Leiloona : « Gestes millimétrés pour peaux parcheminées ». Joli ! Mais dommage, après tout y-a-t-il vraiment un âge pour refaire sa vie ? 😀
@Roswelette : une bien jolie histoire 🙂
@Ludovic : « même mes emmerdes n’ont plus la saveur de la vie… ». J’aime beaucoup cette réplique. Deux solitudes qui se trouvent !
Je n’espère pas, mais je doute que les gens soient nombreux à décider de tout quitter pour vivre autre chose. Les petites habitudes, les enfants à ne pas lâcher, l’autre à ne pas trahir. Et quid de la vraie vie dans tout ça ? Des passions, des rires etc ?
Les gens sont frileux.
Je trouve que c’est une très bonne idée. Dans le fond, nous sommes les vieux de demain (allez…. d’après demain) et cela m’a permis d’augmenter mon empathie pour tes vieux.
Eh oui, et on ne voit même pas le temps qui passe …
La force de l’habitude s’est incrustée chez plusieurs d’entre nous 😉
J’aime beaucoup ce « passeur de plats » 🙂
Oh que oui, elle est cruelle, cette habitude ! 🙂
J’ai bien aimé ces textes. Celui de Leiloona est rempli de tendresse. J’ai bien aimé cette chronique douce-amère du temps qui passe.
Ludovic lui est resté plein d’espoir. Dans ce joli texte, une nouvelle histoire d’amour va peut-être commencer.
Merci Cléo. ♥
Leiloona : au moins, cet homme est honnête par rapport à lui même et lucide sur son couple !
La tendresse du texte de Roswelette et l’optimisme de celui de Ludovic font du bien au moral !
Ah oui, lucide, très, même … je n’arrive pas à me détacher de cette lucidité d’ailleurs …
Merci à tous pour vos commentaires, tres touchants pour certains. Et toutes mes excuses, je ne voulais arracher de larmes à personne. 🙂 au départ j’avais écrit un texte à trois voix, pour arriver à la meme « chute » mais je n’ai pas réussi a entremêler les voix pour faire progresser le récit. Alors je suis revenu à une seule voix, mais sans être satisfait totalement. Alors vos compliments me touchent beaucoup!
Leiloona: tres joli texte, qui contient plusieurs formules justes et tellement bien senties, que j’aurais aimé trouver! A la fois piquant et tendre, on s’attache à ce couple, c’est très réussi!
Sinon, rien à voir mais le lien vers cleo et celui vers Aurelia ne sont pas corrects.
Oh encore ? Mais je suis une plaie décidément ! 😮 Je vais regarder ça …
Pas eu le temps hier soir de commenter ici, j’étais à l’extérieur de chez moi et ai attendu 2 heures des serruriers.
Je te remercie pour ce commentaire, pour mes formules justes notamment.
@ Roswelette : un texte bien tendre, touchant comme tout.
@ Ludovic : très touchant aussi, très bien vu, et d’un bel optimisme. Quelle belle rencontre ! ♥ Voilà qui donne foi en l’homme et le vie. 😉
et hop c’est parti ;))
j’ai cru perdre l’inspiration car j’aime bien écrire ‘tout de suite’ sur le moment car apres plein de choses à faire mais aujourd’hui jour de repos alors sorry si un jour en retard 😉
http://lagazettedecitronbleu.eklablog.com/accueil-c18260698
dommage que ces hommes si touchants on ne les rencontre jamais dans nos propres vies … 🙁
Il y a bien plus de c..finis qui font du mal et blessent que le contraire 🙁 ..
ton texte leiloona est superbe ..un peu triste cependant ..un peu désabusé …et cela me fait penser à deux personnes …enfin c’est ainsi que je les vois ..se supportant et incapables de se quitter ..se protégeant mutuellement ..pour le meilleur et le pire ..tant pis pour …………
Oui, exactement comment je considère les couples.
@Leiloona : La tendresse eh oui la tendresse qui remet en question les nous ne vieillirons pas ensemble.
JC
Oui, voilà, c’est exactement ça … 😉
@ Ludovic : Un super texte plein d’espoir qui laisse présager que tout est permis.