Entrée dans cette rame par hasard, j’avais la mine défaite, celle des gens qui ont raté leur dernier entretien.
Encore un échec.
Cherchant une place pour asseoir ce corps usé par ces marches et démarches incessantes, je ne voyais aucune place libre. Mon regard se posa alors sur ce strapotin.
C’était mieux que rien.
J’approchai ma main du siège quand mon regard se porta trente centimètres plus haut.
Ma main resta en suspens, happée par le vide ; mon geste fut avorté avant même de se poser sur le siège.
Ce chapeau de paille fut un véritable électrochoc.
Il existe des objets qui nous font revenir instantanément en arrière, vers ce passé qu’on tente parfois d’oublier. Ce chapeau faisait partie de ma malle personnelle, de ces objets si chers à mon coeur qu’il résumait à lui seul l’époque bénie de mon enfance.
Élimé sur les bords, bruni par la saleté et cassé sur le dessus, il n’avait pourtant pas fier allure ce chapeau acheté très certainement trois francs six sous au marché du coin.
Mais c’est avec nostalgie que je le regardai, les yeux déjà fixés sur une autre époque. M’asseoir m’était devenu indispensable pour faire remonter à la surface ces quelques bulles du passé. Je fermai les yeux …
Je sentis alors sur mon bras gauche la chaleur de ce soleil de juin. J’étais dans le jardin, j’avais sept ans. L’âge de raison.
Depuis quelques semaines il faisait beau, on profitait de ce jardin en fleurs qu’on mettait tant de temps à préparer dès la fin de l’hiver. Mais ces pénibles heures se voyaient récompensées dès les premières apparitions du soleil.
Les bourgeons avaient maintenant laissé leur place aux belles feuilles vertes bruissant dans le vent, et les fleurs des arbustes promettaient une belle récolte de fruits juteux dans quelques semaines.
Ma mémoire s’attarda alors sur cette musique de la nature. Un vent chaud et doux jouait la valse avec mes boucles blondes, puis il remontait et s’immiscait dans les branches du cerisier, secouant avec délicatesse quelques feuilles et laissant de son passage une douce mélodie printanière.
Tout à coup, mes oreilles furent assaillies par un nouveau son. Celui du vieux gramophone que mon père s’acharnait à sortir tous les ans. Une mélodie d’un autre pays, d’une autre époque monta alors. Véritable choeur de Dame Nature, ces voix de femmes chantaient l’été nouveau-né.
Mon père était là, une pile de disques dans les bras. Mon grand-père se tenait juste derrière, un chapeau de paille vissé sur la tête. Ce fameux chapeau qu’il ne quittait jamais. Même en hiver. Je m’approchai d’eux, mon père se mit à reprendre en choeur la mélodie féminine, de sa belle voix de basse ; mon grand-père me tendit les bras. Nous commençâmes alors une valse endiablée. Il avait beau avoir 60 ans, mes jambes de petite fille ne suivaient pas son rythme. Il me prit alors dans ses bras et me fit tournoyer de plus en plus vite.
Le jardin prit alors une autre forme, comme dans le kaléidoscope que le père Noël m’avait apporté cet hiver. De grosses taches de toutes les couleurs. Nous étions des derviches tourneurs.
L’ivresse monta alors en moi, et à la musique s’ajouta mon rire cristallin.
Le fabuleux rire des enfatns.
Je risquai alors d’ouvrir les yeux. J’avais capturé un nouveau souvenir et je ne voulais le laisser s’échapper.
Non, l’ivresse était toujours là.
J’étais arrivée à ma station, il me fallait descendre. Je me levai alors, me penchai vers ce chapeau de paille pour en humer son odeur caractéristique. Je murmurai alors un remerciement. La tête sous le chapeau tourna vers moi un regard ahuri. Que lui voulait cette folle ?
Ce souvenir était tout ce dont j’avais besoin pour rebondir.
Un hasard ? Un coup de pouce sous forme de clin d’oeil envoyé par mon père ?
Mais le hasard n’existe pas.
©Leiloona, le 25 mars 2011
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Et voici le texte de Brigitte :
Chapeau !
Après l’avoir attendu pendant une bonne demi-heure, à la lueur de cette lumière fuligineuse propre aux crépuscules de cette petite ville de banlieue dans laquelle je m’étais installée suite à une rupture qui aurait bien pu le coûter la vie, tant j’en avais été anéantie, le bus arriva enfin, rempli de de cette faune multicolore de petites ouvrières contentes d’avoir enfin terminé leur dure journée de labeur harassant.
Je m’installai vers le milieu du bus, dans le sens de la marche, sur la partie droite du véhicule, près de la vitre dans le but d’observer le décor de cette ville à la frontière entre la journée et la soirée, celle-ci s’annonçant fraîche et très probablement brumeuse en référence à ce que j’avais entendu sur les ondes de la radio du bureau voisin juste avant de quitter mon lieu de travail quelques quarante minutes auparavant.
Avant même d’avoir pu porter mon regard vers les façades de l’avenue des peupliers, je fus irrésistiblement attiré par le petit chapeau de la personne assise juste en face de moi. Une femme assurément, mais rien ne pouvait laisser deviner si elle était jeune ou vieille, si elle était de peau blanche ou noire, si elle était de nationalité française ou étrangère. Ce petit chapeau était constitué d’une fine paille tressée de couleur blanc crème, et il portait une petite bordure de toile blanche cousue sur le pourtour extérieur. Une frise ajourée de deux ou trois centimètres laissait sans doute apparaître la couleur des cheveux de sa propriétaire dans le cas improbable où le soleil eut dardé ses rayons lumineux directement sur le petit bibi par une belle après-midi d’été. Un ruban rayé gris enserrait la partie tube du chapeau, mais ne semblait pas cousu, et je me demandai par quel miracle ce ruban était toujours à sa place ; il ne semblait pas cousu, il ne semblait pas collé et aucune épingle ne paraissait le maintenir à sa place, interrogation d’autant plus judicieuse vu que le couvre-chef paraissait ancien.
Mais, et c’est justement là que se situe ma plus grande interrogation, dans sa partie la plus haute, le chapeau était maculé d’une trace noire, que je ne pus parvenir à identifier, et qui je crois restera pour moi une énigme irrésolue jusqu’à la fin de mon existence. Je brûlais d’envie de tendre la main pour toucher la dame, pour le moins sa tête, afin de permettre à mon sens du toucher d’identifier la texture associée à cette couleur. Plusieurs hypothèses s’offraient à moi, toutes aussi invraisemblables les unes que les autres. Cela aurait pu être du goudron, d’un noir brillant, gluant au toucher, mais de texture chaude, souple et collante. Cela aurait pu être de la peinture, aussi luisante que le goudron, mais plus lisse et plus sèche sous les doigts, en couche certainement beaucoup plus fine. Cela pouvait aussi être de l’encre, mais l’encre étant un colorant très liquide, il était difficile d’imaginer, en fonction de la forme exacte de la tâche, qu’elle n’eût pas coulé et formé des bavures dégoulinantes sur toute la surface, ayant ainsi un contour beaucoup moins net.
Comment une dame suffisamment élégante et distinguée pour se déplacer avec ce style d’accessoire vestimentaire pouvait-elle arborer ainsi une telle souillure ? Je suis certaine désormais que je ne connaîtrai jamais la réponse, étant donné que trois arrêts après mon installation derrière elle, la dame se leva et partit en clopinant vers l’avant du bus, en descendit et partit sans le retourner dans une ruelle sombre qui s’enfonçait dans les entrailles de la vieille ville, ne me permettant même pas d’apercevoir son visage. Je ne reverrai sans doute jamais ce chapeau souillé, et son mystère restera pour moi un éternel sujet d’interrogation.
Et voici les liens vers les différents textes :
– Mathylde
– Soène
– Jean-Charles : Chapeau de paille
Si le hasard existe, j’y crois beaucoup !
Une autre madeleine de Proust, l’odeur de la paile, une belle histoire d’enfance, un détail qui suscite l’émotion d’un souvenir qui était bien rangé dans la mémoire. La mémoire est fantastique. Il faut la solliciter plus souvent.
Tu as mis mon lien, merci
Bonne semaine et bisous d’O
Jean-Charles : Merci ! Je me demandais ce que tu devenais justement. Tout va bien ?
Des bises !
Bonne semaine ! (je n’ai pas été inspiré par la photo personnellement. J’attends la prochaine ).
À bientôt.
et pour Brigitte, où est la tache et que d’imagination…
Patacaisse : C’est le jeu : certaines photos inspirent moins que d’autres, il ne faut pas se forcer !
Jean-Charles : Ton ton me manque ! Qu’elle revienne vite, cette inspiration ! Tu veux que j’aille la chercher ?
On t’attend, ta place est toujours là, au chaud !
Lucie : La fabrique des souvenirs est importante pour l’écriture, tu as bien raison !
Allez, je cours vous chercher une nouvelle photo !
Belle semaine à tous !
J’aime beaucoup la veine nostalgique de ton récit