Crédit photo ©Romaric Cazaux 

Le clocher est là, enfin, au bout de la route ! Plus petit que dans mes souvenirs de gamine. Il ressemble même à ces batiments faits de carton pâte. Est-il réel ? J’y ai tellement pensé pendant mon exil volontaire que l’église semble presque surgir de mon imaginaire. 
Mais aujourd’hui, je suis enfin revenue chez moi. Face au village que j’ai quitté il y a trente ans. 
Je n’ai pas eu de mal à retrouver ma route : d’ailleurs qu’y a-t-il de changé ici ? Le temps semble s’être arrêté. Le même chemin de terre mène au village, les mêmes coquelicots le bordent, et au loin s’étendent à perte de vue les mêmes champs de blés. 
La terre si fertile du coin permet toujours toutes les cultures.
Je me revois encore, la nuit tombée, un petit sac de lin dans la main, glanant ici ou là les quelques épis de blé laissés par le fermier. Ma maigre récolte me permettrait de cuire deux pains pour tenir quelques semaines. 
On ne gâchait rien en ce temps-là : si on m’avait dit qu’un jour j’irais tous les jours chez un boulanger pour me procurer une baguette de pain blanc, je vous aurais ri au nez. 

Ai-je tellement changé ? 

Ma langue retrouve peu à peu les inflexions qui étaient les siennes jadis. Même si mes oreilles trouvent ces nouveaux sons disharmonieux, ma tête a tout de suite basculé vers cette nouvelle langue qui fut mienne durant mes premières années. Je bute encore sur certains mots. C’est la syntaxe qui est la plus retorse avec moi. Pourquoi faut-il que les mots n’aient pas la même place dans les deux langues ? 
Pourtant j’ai continué de rêver en ukrainien, de penser même. Mais il faut croire que l’oral n’accepte aucun impair linguistique.  

Et moi où suis-je au milieu de ces langues ? 

Voilà, je suis enfin arrivée devant l’église. Le cimetière qui l’entoure s’est agrandi de nouvelles tombes. Combien de noms surgiraient du passé si j’allais voir ces sépultures ? Combien de visages de mon enfance ont disparu et se retrouvent six pieds sous terre ? 

Je me retourne. Ma fille est derrière moi. Elle ne connaît pas grand chose du pays de ses ancêtres. Et pourtant elle est là, avec moi. Je décèle un mélange d’effroi et de surprise dans ses yeux. Elle a tellement voulu m’accompagner pour ce premier retour aux sources. Que peut-elle se dire ? Comment verrais-je ce village si je le découvrais ? 

Des chalets de bois bringuebalants, des chiens faméliques qui courent le long des routes, de vieilles dames en blouse et un foulard sur la tête, des hommes dont la dentition en or et le mégot machouillé n’augurent rien de bon. Cette image ne pourrait pas figurer dans un catalogue touristique. Et pourtant je suis bien chez moi. Ternopil a pris de l’ampleur mais ses campagnes environnantes appartiennent toujours au passé. 

Il a bien sûr fallu se plier à la fouille des douanes à l’aéroport.
Rien à déclarer ? 
Le visage dur de la gardienne suit les ordres du gouvernement communiste. Les gens de l’Ouest ne sont pas les bienvenus. 

Et moi à quel pays j’appartiens ? 

Je les vois déjà. Derrière la maison verte. Ma famille, ou plutôt ce qu’il en reste, est sortie sur le sentier. Ils me tendent les bras, je me retiens de courir. Oui, je suis enfin chez moi, avec les miens. Oubliées les affres du voyage, oubliées les difficultés pour venir jusqu’ici. Je suis chez moi. 

C’est alors que j’entends mon cousin appeler ma désormais vieille tante et lui dire de venir :

« – Les françaises sont arrivées ». 

Ne suis-je donc plus qu’une française à leurs yeux ? 
N’ai-je donc plus de pays qui soit mien ? 

 ©Leiloona, le 31 décembre 2011

 

 Et voici le texte de Roswelette : 

 Aujourd’hui, j’ai quatre-vingt-douze ans, et en ce jour de Noël, je marche péniblement le long de notre chemin. 
La première fois que  je l’avais emprunté,  c’était au printemps 1937, pour relier mon village au tien, tout fier de mener la plus belle fille de la région au bal! Nous l’avons retraversé ensemble à l’été 1938, pressés de nous marier à l’église de ton village. Comme nous étions heureux et insouciants ! Dans le bruissement des arbres résonnent encore nos  rires, et les années n’ont pas effacé ta beauté, l’amour dans tes yeux, ta fraîcheur, ta petite jupe qui volait au vent, quand nous faisions l’amour cachés dans les fourrés. Nous avons à nouveau emprunté ce sentier un an plus tard, toi, moi et notre fille. L’arrêt du car qui menait tous les hommes à la guerre était au bout de la route. Comme vous m’avez manqué durant trois ans !
Heureusement nos correspondances, même si elles restaient aléatoires, rendaient la distance moins douloureuse. Je n’ai jamais parcouru ce chemin aussi vite qu’à la libération. Vous retrouver, enfin ! Revoir ton visage, t’embrasser à pleine bouche, te serrer fort contre moi, revoir notre enfant…J’étais fébrile. Tu le fus aussi quand tu me vis sur le pas de la porte. Tes grands yeux étaient tout écarquillés, tu étais livide. L’homme qui vivait chez nous a posé la main sur ton épaule, m’a regardé, et t’a simplement dit « Ca va chérie ? ». Notre fille, curieuse, est apparue : « C’est qui le monsieur, Papa ? ». Sa beauté n’a pas atténué la douleur. Tu as
réussi à bredouiller « ils m’ont dit que tu étais mort ».
J’étais sonné. 
J’ai rebroussé chemin, titubant, incapable d’hurler, m’affalant à maintes reprises, à bout de forces. Te perdre était bien pire que la guerre. Des hommes de mon village m’ont retrouvé le lendemain sous un tas de feuilles d’automne. Je n’ai jamais repris cette route. M’abrutir dans le travail a fait passer les années mais la souffrance est restée intacte. Je sais que
les rares fois où je t’ai croisée, ce n’était pas un hasard.  
En cette journée d’hiver, je reprends le chemin, comme un ultime pèlerinage. Au bout, toujours la même église. Pas de mariage, mais un enterrement : le tien. Quelques-uns salueront l’homme. Notre fille, blottie dans les bras de ton mari, ne reconnaitra pas le père, celui qui par amour s’est effacé. Elle verra tout au plus un vieillard qui s’est égaré sur le chemin de notre vie. 

Et voici vos liens : 

Lucie : La mal aimée

Aurore : 1694

Jean-Charles : L’apatride

L’Insatiable : Elle n’avait jamais remarqué cette photo … 

12 Commentaires

  1. lucie

    Leiloona et Roswelette, cette église vous a donné envie de parler de retrouvailles parfois manquées. Cette femme qui ne sait plus quel est son pays et cet homme qui a tout perdu après la guerre… Jolis vos textes les filles et chargés de mélancolie.

  2. Leiloona

    Ah super, merci Lucie d’être présente aujourd’hui ! ♥

    Je me sentais moi aussi un peu la mal aimée pour le coup.

  3. Aurore

    Vos textes sont tous très beaux : comme Roswelette j’ai ressenti l’atmosphère d’un enterrement ; et que d’originalité dans le texte de Lucie, j’aime beaucoup! J’ai une petite préférence quand même pour celui de Leiloona que je trouve magnifique tant dans l’histoire que dans la construction !
    Voilà ma petite contribution : http://tempus-legendi.over-blog.com/article-une-photo-quelques-mots-2-95924679.html

    Bonne semaine !

  4. Alvi

    trois très beaux textes!

    m’en vais lire celui d’Aurore maintenant

  5. Leiloona

    Liens à jour !

    Merci à vous ! ♥ Vos commentaires et vos participations me sont précieux.

  6. Julie Mallauran

    Qu’elle est jolie cette photo !!! Peu de temps j’ai eu ces derniers temps… mais je serai de retour en pleine forme vers le 20 janvier !! J’ai hâte retrouver le plaisir d’échanger nos textes Je pense que je serai partie dans la direction que toi Leiloona !
    J’aime beaucoup ton texte…

  7. Julie Mallauran

    Quand je dis que j’ai pas de temps ! Je viens de lire celui de Roswelette : ton texte est magnifique aussi. J’aime beaucoup sa force, et ses émotions… même si elles sont tristes. Finalement je vois davantage l’image dans ton texte, on s’y aventure plus…

  8. ceriat

    @ Leiloona : Une odeur de terre fraichement retournée me monte aux narines. Une année qui commence sur un ton mélancolique, mais très beau. Très bonne année 2012 !

    @ Roswelette : Une vie mouvementée et bien remplie, qui est joliment rendue. Très bonne année 2012 !

  9. Roswelette

    Merci beaucoup. Vos textes sont très beaux. Bonne année à tous et toutes.

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