70 ans. Elle y était arrivée. Cahin-caha. Jamais elle n’aurait cru arriver jusque là. Là-bas, à l’intérieur, ses enfants, ses petits-enfants, et son unique arrière petit-enfant qui sera bientôt rejoint par un deuxième, puis un troisième. La vie défilait. Elle était maintenant passée de l’autre côté. Mais cela ne l’effrayait pas. Elle avait vécu, avait choisi les bons chemins. Pas toujours les plus évidents. Ils n’avaient pas toujours été de tout repos, parfois elle s’était même dit qu’elle n’y arriverait pas.
Mais elle avait été épaulée. Par de belles amitiés. Des inattendues parfois. Elle qui ne se confiait jamais avait appris à lâcher prise, à vivre pour elle. Jamais elle n’avait oublié ses enfants, bien entendu. Mais elle ne s’était jamais oubliée. Pour eux, elle se devait de suivre ses idéaux. A quoi bon avoir une mère qui se morfond sur sa vie sans rien y changer ? Quel message allait-elle leur laisser ? Quelle triste ligne de vie. Non, au contraire, elle s’était ouverte aux autres, aux voyages, à la vie finalement.
Et aujourd’hui, maintenant que du temps avait passé, elle ne regrettait rien. A 70 ans, elle vivait seule, il était parti voici quelques années. Emporté dans son sommeil. Doucement. Son dernier voyage. Leur complicité lui manquait, mais elle s’était faite à son absence. Douloureusement, puis de façon plus apaisée. Ils avaient tellement profité de chaque instant, consumé leur vie par les deux bouts. Un couple d’amants terribles. Des flamboyants, de ceux qui ne peuvent être atteints.
Là, derrière elle, elle entendait les rires : elle avait une famille merveilleuse. Et surtout elle leur avait transmis le plus magnifique des valeurs. Celle d’aimer la vie et de la prendre à bras le corps.
©Leiloona, le 5 novembre 2012
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Le texte de Morgane :
LOUISE
Ça y est, ils sont partis.
Mon petit fils Marc, son épouse Delphine et la petite jade. Elle porte bien son prénom cette merveille. Je suis arrière grand-mère maintenant. Quelle merveilleuse aventure la vie tout de même. Quel adorable poupon … Dans cette enfant, il y a une part de moi, Louise, 84 ans.
Je vois leur voiture s’éloigner encore et encore. Je vais retrouver maintenant mon quotidien de vieille veuve. Je vais aller ramasser les miettes restées sur la table suite au goûter dominical. Qu’elle était bonne cette tarte aux pommes apportée par le petit ; il a toujours été coco à sa mamie celui là. Je vais ensuite nettoyer les tasses à café, les essuyer et les ranger soigneusement dans le buffet du séjour. C’est qu’il est comme moi ce service, ses vingt ans sont bien loin … Offert le jour de mes noces : certes quelques tasses sont ébréchées mais aucune pièce ne manque !
Mes noces. Henri. Il a fallu lui dire OUI ce jour là. Pauvre Henri : Il n’était pas à son aise dans ce costume étriqué, les pieds enfermés dans ses nouveaux souliers, avec tous ces regards rivés sur lui. Il a toujours été plus à l’aise, seul, juché sur son tracteur au fin fond de ses champs.
OUI. J’ai dit OUI. J’ai surtout obéi à ma mère. Elle l’a choisi pour moi cet Henri. Fils d’agriculteurs possédant une grosse exploitation dans la commune voisine donc des hectares et des hectares de terres à cultiver en perspective. Les deux familles se sont entendues. Tout le monde était content. Tout le monde sauf moi et peut-être un peu mon père aussi : il ne me l’a jamais avoué mais je suis sûre qu’il aurait préféré me voir heureuse et épanouie qu’enfermée à vie dans une prison céréalière.
Les yeux rivés sur ma campagne, ce n’est pas à Henri que je pense. Alphonse : Il domine encore et toujours mes pensées. C’est en permanence à lui que je pense. Alphonse. Mon aimé. Après tout ce temps, la seule pensée de ses yeux bleus rieurs me réchauffe le cœur.
Je l’avais remarqué tout de suite lors de cette chaude soirée d’été, lors du bal du 14 juillet. Son élégance naturelle, son sourire moqueur, cette façon bien à lui de tenir dans sa main gauche sa cigarette américaine. Pour mon plus grand plaisir, il m’a ensuite invité à danser. Je n’en revenais pas ! J’ai déposé ma main dans la sienne pour le suivre jusqu’au centre de la place de village, les joues rouges d’émotion et de confusion sous le regard amusé et un peu jalousé de ma meilleure amie Marguerite. Et puis Alphonse m’a fait valser, tournoyer, tourner encore : mon corps, mes pieds, ma tête et finalement mon cœur … Notre premier baiser a été échangé ce soir là : un baiser tendre, langoureux, sucré, rempli de promesses …
Nous nous sommes bien sûr revus, en aparté, avec pour alibi ma fidèle Marguerite. Des moments de douceur, de chaleur, de caresses, de mots tendres : Le bonheur !
Notre histoire n’a malheureusement pas duré. Mes parents ont bien sûr été mis au courant : sans doute une des langues de vipères du village ! Ma mère m’a formellement défendu de revoir Alphonse et l’épisode Henri s’est rapidement mis en place …
Alphonse a respecté les consignes ordonnés par mon père et a rapidement et tristement quitté la région. J’ai haï ma mère au plus profond de moi. J’ai cru que j’allais mourir de chagrin … Je ressens encore aujourd’hui au souvenir de ce déchirement le trou béant et douloureux au milieu de ma poitrine.
Je n’ai jamais su ce qu’Alphonse était devenu. 64 ans que je me pose la question.
Je n’aperçois plus la voiture maintenant. Uniquement ma campagne apaisante à perte de vue. Mes vieux os commencent à avoir froid. Je suis fatiguée et triste. Je vais rentrer maintenant.
Et voici vos liens :
KMill : Eden
Stéphanie : La douceur de l’oubli
Jean-Charles : C’est beau l’amour
VbeLecteur : Le cycle de la vie
Yosha : Un peu de réel dans un monde virtuel
Cardamone : Absence
Zelda : Contrat
Lilou : Une aventure de mamie Ginette
C’est drôle comme on l’a tous enterré lui, alors que peut-être il est au café en train de boire en jouant aux cartes avec ses amis ou qu’ils viennent d’avoir des mots ou encore qu’il est en train de se soulager derrière un bosquet.
@Leiloona un joli regard sur sa lignée 🙂
Oui, c’est ce que je me suis dit, pauvre homme qu’on enterre tous ! 😮
@Leiloona, c’est un beau parcours, un beau bilan de vie et un très beau texte !
@Morgane, j’aime beaucoup la nostalgie qui se dégage de ton texte.
C’est vrai que cette photo incitait à faire le bilan de la vie de cette femme… Je la trouve à la fois vaillante et abattue sur la photo et les textes reflètent bien ces deux aspects !
Merci Yosha. je débordais d’énergie aujourd’hui … Enfin, pas ce matin, comme vous avez pu le voir puisque j’ai publié mon billet très tard …
Morgane :
Tellement cruel … Je me dis qu’au moins certaines choses ont changé depuis … Heureusement.
@Leiloona
Beau texte qui transmet lui-aussi de belles valeurs. Merci!
@Morgane
Belle et triste histoire!
Merci à toi, Cardamone ! 😀
De très beaux textes toutes les deux ! 🙂
Thanks, kMill ! 😀
Tu as vu plus loin que le muret en pierre, Leiloona 😆
C’est apaisant de pouvoir un tel bilan de vie. Juste un petit détail : à 70 ans, on n’a pas déjà besoin d’une canne 😉
Cette dame aurait plutôt l’âge de ma mère ! ça fait +++ 😆
Bonne semaine
J’ai aperçu la photo pour lundi prochain !
Ah ben euh, elle peut en avoir besoin après une mauvaise chute ! 😛
@ Leiloona : j’ai beaucoup aimé le côté positif de ton personnage, le fait qu’elle ne regrette rien. J’espère terminer comme cette femme : heureuse du chemin parcouru avec des rires d’enfants derrière moi.
@ Stéphanie : texte très émouvant, touchant. Je ne me lasse pas de le relire.
@ Zelda : j’étais très étonnée par cette idée mais j’ai beaucoup apprécié ! Ce texte m’a fait penser au film bouleversant « quelques heures de printemps » avec Vincent Lindon et Hélène Vincent (à voir absolument).
Merci pour vos gentils commentaires sur le mien qui me font énormément plaisir venant de plumes comme vous.
J’espère moi aussi avoir la même philosophie de vie à son âge …