Prendre ma rame. Me faire une place dans ce capharnaüm sans nom. Rester debout. Somnoler jusqu’au prochain changement.
Alors, me laisser envahir d’une certaine langueur, sentir la chaleur des corps chargés d’un patchwork d’odeurs. Puis fermer les yeux. Quelques secondes.
Me laisser bercer par le chuintement régulier du fer contre les rails.
Contre toute attente, me retrouver nez à nez, ou presque, avec cette petite tête. De grands yeux noirs soulignés par l’ombre de la capuche. J’avais devant moi des miroirs d’innocence. La bouche, dans un élan de candeur pointait vers le haut.
Je fus sous le charme et ne pus me défaire de ce regard.
Nos yeux se rencontrèrent, comme dans les grandes oeuvres littéraires.
Mais la référence s’arrête là : j’avais quelques années de trop, ou lui quelques années de moins.
Un sourire maternel s’étala sur mon visage. Il me renvoya quelques années en arrière.
Avant la naissance d’Augustin, de tels yeux m’auraient fait peur. Cette particularité qu’ont les enfants de fixer une personne m’avait toujours mise mal à l’aise. Que fixaient-ils ? Que voulaient-ils dire ? Les enfants possèdent-ils cette faculté de voir l’invisible ?
A chaque rencontre de regards, je détournais le mien, imaginant pouvoir faire sortir de ma tête ces pics de glace immobiles. Ils me sciaient, me perforaient l’âme. Y trouveraient-ils ce que je m’obstinais à chercher en vain ? Apaiseraient-ils mes affres ?
Puis Augustin était arrivé, petit être aux yeux d’oisillon apeuré.
Alors je n’avais plus eu peur des grands yeux noirs. Je ne voyais rien de cruel dans ses prunelles. Au pire une certaine admiration, et très vite ma douleur intérieure s’était tue, repue et calmée par tant de douceur.
Sérénité, tranquillité, stabilité. Notre bateau de vie tanguait à peine.
Retour à la réalité. J’esquissai alors une grimace. Les enfants les aimaient et riaient en retour.
Mais celui-ci resta de marbre. Avec un sourire en coin. Narquois presque.
J’avais l’air fin avec ma grimace en point de suspension.
La rame ralentit alors, ses yeux se posèrent derrière moi, un peu au-dessus. Un hochement de tête imperceptible, un sourire complice vers cet autre que moi. Je sentis alors un vide dans mon dos, un appel d’air. L’autre était parti.
Et le petit chérubin aussi. Des mouvements jumeaux, en miroir, malgré la différence de taille, les avaient extirpés de la rame.
Et puis tout à coup je compris. Ces yeux fixés sur moi, véritable chant de sirène pour m’attirer vers un gouffre, n’étaient là que pour détourner mon attention. Derrière moi, son père, son frère, que sais-je encore, son cousin, oeuvrait dans l’ombre.
Un rapide mouvement vers mon sac à dos confirma mes doutes. Il était ouvert et n’avait que du vide à l’intérieur.
Il avait laissé mon paquet de mouchoirs, sans doute pour pleurer dignement mes affaires volées.
©Leiloona, le 4 mars 2012
Voici le texte de Brigitte :
Le fils de Cendrillon,
« Cendrillon pour ses trente ans est la plus triste des mamans … elle part … ». Elle est partie ! Cendrillon vient d’être inhumée dans le grand cimetière de l’Est. C’est encore l’hiver, et le ciel gris assombrit les cœurs autant que les visages en ce lieu déjà pas bien gai.
La cérémonie a été vite bâclée ; il n’y avait presque personne dans la petite allée du fond où un grand trou a été creusé pour recevoir cette grande boîte sans âme. Seuls les 2 employés des pompes funèbres et le fossoyeur encadraient le cercueil. Mais il y avait aussi Julien ! Avec les larmes qu’il tentait de retenir. Julien a 8 ans. Sa Maman était hospitalisée depuis 3 semaines, date à laquelle il a été pris en charge par les services sociaux.
Ce matin il a fallu qu’il prenne le métro avec Juliette, l’éducatrice de la Maison des enfants. Julien aime bien Juliette. Leurs prénoms se ressemblent, et à cet âge ce petit rien crée vite un lien. C’est une jeune femme très douce, elle a bien choisi son métier, elle s’occupe bien des enfants, tout le monde adore Juliette. Mais Juliette, au détour d’une venelle sur le chemin du retour, avait décroché son téléphone portable pour répondre à un appel de son gentil fiancé, et pendant quelques petites minutes elle a relâché son attention, et n’a plus surveillé Julien. Le petit orphelin a profité de l’aubaine pour s’éloigner un peu, pour voir si elle s’apercevrait de son absence, et il s’est enfui.
Mais le petit garçon est intelligent. Il sait où il va, il part retrouver son Papa. Il s’est faufilé dans le métro, et il a pris la direction du centre-ville. Dans le métro il y a du monde, donc il se sent en sécurité, caché par la foule. Bien malin qui saura le retrouver ! Julien a une vie à vivre avec son Papa. Il sait où il habite, sa Maman l’emmenait souvent passer sous ses fenêtres. Il vit avec une belle dame blonde, il est riche, il a une belle maison et une belle voiture. Il a une petite fille, julien sera content de faire la connaissance de cette petite sœur déjà entraperçue dans la voiture de sa mère. Elle a l’air gentille sa Maman, Julien sent qu’il pourrait s’entendre avec elle aussi. Pourvu qu’ils l’acceptent … Il a été déclaré né de père inconnu, parce que Cendrillon ne voulait rien lui demander … trop jeune, trop fière, elle allait gérer toute seule ! Mais la vie en a décidé autrement, et elle n’a rien géré du tout !
Maintenant le petit Julien se demande si LUI va leur plaire. Il leur fera ses grands yeux tristes. « Les mêmes yeux que ton père, des yeux à faire pleurer un clown » disait sa Maman, alors forcément qu’ils l’aimeront !
Et voici les liens vers d’autres textes écrits à partir de la même photo :
– Lucie
– 32 Octobre : Esther
– Zelda : Vent printanier
– Antonio : Piège à la manufacture (suite 2)
– Jean-Charles : Un poppers sinon rien
On rentre très vite dans votre texte, les mots nous portent. J’aime beaucoup, oui.
J’espère vous lire la semaine prochaine !
Bravo en tous cas pour ces textes !
deux belles lectures dès le matin
(PS: j’avais mis mon lien hier sous la photo, cela n’a pas fonctionné? )
http://jetonslencre.blogspot.com/2012/03/sur-proposition-de-leiloona-28-fevrier.html
bonne semaine
En tout cas ces yeux inspirent bien des réflexions !
deux beaux textes le tien et celui de Brigitte. Quand on voit la variété des idées qu’une scène peut suggérer, on comprend pourquoi le témoignage humain n’est pas toujours fiable. Javais mis mon lien mais j’ai l’impression que cela n’a pas fonctionné:
http://www.silvestrone-antonio.eu/article-piege-fatal-a-la-manufacture-suite-2-100764687.html
Bonne journée
Antonio
http://zeldaetloulou.wordpress.com/2012/03/05/vent-printanier/
Leil, quelle idée !… Cette petite cachait bien son jeu. Joli texte.
@Brigitte : une histoire bien triste.
J’ai aussi laissé mon lien hier soir..
À bientôt
Je suis rouge de honte derrière mon clavier …
Je remettrai vos liens demain matin, avec la photo, car niveau visibilité, là, c’était zéro.
Et moi ce matin qui me disais que la reprise était dure pour l’atelier, mais en fait non, c’est mon cerveau qui était en mode OFF …
Bon, j’ai un gage, Jean-Charles ? :/
Leiloona, j’apprécie toujours autant les chutes de tes textes, ça ne finit jamais par ce à quoi on s’attend !
Brigitte, j’aime beaucoup ton texte, le rythme abrupt des phrases, la simplicité du vocabulaire, comme un miroir à la dureté crue de la situation de cet enfant.